LA VIE EN JEU

Rencontre

« Rencontre » 1978 - Jean-Claude Meynard

Il s’en faut de peu pour que cette réalité à laquelle nous nous efforçons de tenir bon vacille. Nous avons appris au cours de ce siècle à accepter qu’elle est moins simple qu’il n’y paraît: derrière l’apparence solide que lui donnent les images de la représentation officielle (la prétendue objectivité journalistique qui n’est, le plus souvent, que le masque de l’aveuglement) la réalité, à l’image de telle jeune fille rencontrée dans un parc, n’est pas celle que vous croyez. Dans le film d’Antonioni Blow-up un cliché révèle à l’attention pointilleuse que le paysage bucolique avait son mystère, l’inopportune présence - mais cachée d’un personnage qui n’est peut-être que l’agent du destin. C’est par de tels fragiles indices que nous pouvons être entraînés à aller voir ce qui se passe derrière l’écran sur lequel se projettent les images de la prétendue réalité. Alice fut bien introduite au Pays des Merveilles par un lapin soucieux d’un implacable horaire. Dans un autre film d’Antonioni, c’est un journaliste - donc l’homme sensé porter un regard froid sur les événements du monde qui change de rôle et traverse le miroir.

Pas de Printemps pour Marnie

« Pas de Printemps pour Marnie » 1976 - Jean-Claude Meynard

Tous les rites d’initiation le montrent - et la psychanalyse le confirme: il faut se perdre pour se trouver. Nous vivons notre fausse personnalité dans une fausse réalité et nous ne pouvons trouver notre identité vraie dans une réalité vraie qu’au-delà d’une expérience dramatique de la lucidité: la traversée des apparences. C’est à ce compte d’un vertige dans lequel nous risquons aussi bien de nous perdre que nous avons peut-être quelque chance d’avoir pied dans le monde.

L'Œil

« L'Œil » 1977 - Jean-Claude Meynard

La peinture de Meynard à mes yeux développe les figures de quelques rites de passage et sa force est de ne pas en donner des images métaphoriques: ses figures appartiennent à notre monde et à nos moeurs. Le peintre appartient au siècle du flipper (et l’on sait que dans le nouvel argot des jeunes le nom américain du billard électrique a engendré le verbe flipper, qui veut dire dériver, qui désigne une prise d’écart à l’égard de la réalité matérielle et sociale). Le plus étonnant des gadgets de la société de consommation appartient d’ores et déjà à une riche mythologie dont le célèbre fabricant Gottlieb (c’est-à-dire Amour de Dieu) a été le grand prêtre par qui le rite s’est universellement répandu.

Pin Ball Wizard

« Pin Ball Wizard » 1979 - Jean-Claude Meynard

Dans une toile de sa dernière série consacrée au jeu et au pari, Meynard a représenté un homme jouant au flipper. Le cadrage en plongée rapprochée nous donne de cette scène une image inattendue car pour la voir ainsi, au bar-tabac du coin, il nous faudrait au moins monter sur une table. L’effet hyperréaliste de la minutieuse précision du dessin est ainsi troublé par l’angle inhabituel de la vision. Encore plus, cet effet est dévoyé par l’ambiance lumineuse (et le flipper est un jeu de lumières, un satanique jeu de lumières puisque l’ange qui déroba la lumière à Dieu n’est pas moins que Lucifer) qui fait glisser des bleus nuit en verts d’eau glauque et en mauves d’irréels crépuscules.

Brasserie

« Brasserie » 1974 - Jean-Claude Meynard

Le pop-art n’était un réalisme qu’en apparence. Tout le glissement qu’il opérait de l’objet à son image ne servait qu’à démontrer l’absence de l’objet dans l’image. Toute image, même la plus apparemment réaliste, est un fantasme. C’est dans la ligne du pop-art que Meynard a d’abord montré sa virtuosité de dessinateur. Il fallait le voir peindre une moto, les innombrables bouteilles derrière le comptoir du bistrot, ou même en quatre tableaux reconstituer le paysage d’une rue de la Butte Montmartre en une vue panoramique. C’etait en 1975.

La précision dite photographique en peinture nous trouble et jadis déjà le trompe l’œil créait un fascinant malaise. Peut-être est-ce qu’il y a quelque chose de maniaque dans l’extrême précision, une facon de remplir le tableau de détails pour que s’y perde le regard, et sans doute aussi un désir un peu fou de ne rien laisser échapper d’une réalité qu’on ne peut pourtant représenter que dans la mesure où on s’en retire.

Le Cirque

« Le Cirque » 1975 - Jean-Claude Meynard

L’année suivante, l’exposition de Meynard s’intitulait sans ambiguité « Pertes d’Identité » et se référait clairement au trouble schizophrénique que le Petit Robert définit comme repli sur soi, difficulté d’adaptation aux réalités extérieures » (c’est une litote). La solitude, l’angoisse, le suicide y apparaissent comme conséquences d’une réalité délirante dont les images avaient été au préalable données à la manière du pop-art (qui à sa manière, est peut-être bien un délire). La manière du peintre s’adaptait à cette évolution de son sujet et sa facture auparavant glacée (comme les photos peuvent se tirer sur papier glacé), sans perdre de sa précision, se brouillait dans une sorte de nuée pointilliste, comme si la trop forte évidence des choses ne pouvait plus être supportable qu’à travers un écran.

Silhouette en Marche / L'inconnu

« Silhouette en Marche / L'inconnu » 1977/1978 - Jean-Claude Meynard

Cette double dérive du sujet et de la manière, Meynard l’a continuée avec la «Série Noire» qui compose une histoire mystérieuse où rien n’est vraiment dit mais où tout un ensemble d’indices peut entraîner l’imagination sur bien des pistes. Antonioni, Hitchcock, Patricia Highsmith, entre autres, en sont des références précises dont la compréhension n’est pourtant pas nécessaire pour sentir la présence inquiète de cette peinture dont le ressort est une angoisse mélancolique dans la solitude, avec cette impression qu’à chaque instant quelque chose qu’on ignore est sur le point de se passer. Une ombre, un reflet sont là comme signes d’une présence menaçante. L’autre vient de faire son apparition.

William Wilson

« William Wilson » 1979 - Jean-Claude Meynard

Le jeu, au sens du pari, ne va jamais sans angoisse, et ce que l’on risque de perdre, encore plus que sa fortune, c’est soi-même. Vous souvenez-vous, dans ce film d’après Dostoievski, de Louis Jouvet sortant dignement de la salle de jeu où il a tout perdu? - C’est déjà un homme mort. Car ce n’est jamais contre un autre qu’on joue. C’est contre soi-même, contre son double. Ainsi cet homme devant une machine à sous dont on devine qu’elle est à son image. Ainsi notre joueur de flipper, dont le visage s’inscrit en triple reflet sur le bord brillant de l’engin.

D’abord un certain vide du monde (parce que trop plein de choses). Ensuite la solitude. Puis la sensation de l’autre. Enfin le double. Est-ce à dire que l’autre c’est le double et que le double c’est l’autre? Ne cherchons pas à réduire cette ambiguité que Meynard figure dans sa peinture, puisque c’est sur tout un jeu d’ambiguités qu’elle se fonde. Puisque ce qu’elle figure c’est moins une réalité qu’un certain vertige dans cette réalité.

Bulleyes

« Bulleyes » 1979 - Jean-Claude Meynard

Un jeu de miroir qui dédouble l’image. Un jeu de prisme qui la morcelIe. La réalité serait toujours bonne à dire si on pouvait la dire et l’effort que fait la peinture sinon pour la dire du moins pour la montrer, se heurte à l’impossibilité de prendre la réalité pour son image (et inversement), elle ne peut jamais être que l’expression d’une dérive par rapport à cette réalité, d’un double mouvement vers et hors de cette réalité, vers et hors de soi-même. C’est souvent par de simples déplacements qui suffisent à lézarder nos prétentieuses certitudes qu’opère l’Ange du Bizarre par qui, selon Edgar Allan Poe qu’affectionne Meynard, toujours arrive le scandale.

Gilles Plazy - mai 1979