LE RADEAU DES MUSES

Radeau des Muses - La Proue

« Radeau des Muses - La Proue » 1987 - Jean-Claude Meynard

Baudelaire était bien dans l’oeil du cyclone... A l’exacte intersection de ce qui doit mourir et de ce qui doit naître, entre la passion métaphysique et le silence de la peinture, c’est-à-dire entre Delacroix et Manet, il se retrouve écartelé par ce choix, paniqué par l’irrémédiable. «Vous êtes le premier dans la décrépitude de votre art», lance-t-il à Manet. Et cette «décrépitude» réside dans la disparition progressive de l’image et du sujet, dans l’éloquence étouffée par le déferlement des touches. Mais il s’agit surtout de l’éclatement d’une image héroïque de l’individu, noyé dans les rues par la foule urbaine et écrasé sur la toile par la bidimensionnalité... Comment le modernisme baudelairien a-t-il pu se cabrer ainsi devant l’apocalypse du sujet? Parce qu’en France, gouffre pour gouffre, on a toujours préféré y plonger à rebours. Parce qu’il existe une passion française pour le crépusculaire, pour le faisandé magnifique, pour la danse macabre déguisée en flamboyant feu d’artifice...
Et si nous savons désormais que les héros meurent quand les systèmes s’écroulent, le choix baudelairien reste le nôtre: nous avons d’ailleurs les Delacroix que nous méritons et des Manet en pagaille!

Radeau des Muses - La Proue

« Radeau des Muses IV » 1987 - Jean-Claude Meynard

Définissons ce terme de «héros» pictural comme un système qui lierait sujet et mythe, sujet et valeur: Delacroix le trouvait encore dans l’enchevêtrement des batailles, ou Boccioni dans la machine à pleine vitesse, mais aujourd’hui, il n’est pas d’autre possibilité que de le chercher en dehors de nous, dans une exploration méthodique du champ interactif qui existe entre les figures, non pas dans la présentation mais dans son négatif. Le «héros» de la peinture a définitivement déserté l’humain. Comme l’écrivait Henry Miller, «maintenant le monstre est invisible. Il y en a des billions dans un grain de poussière». Et cette tentative, désespérée, de reconstituer le corps héroïque de la peinture est centrale chez Jean-Claude Meynard, qui méthodiquement, froidement même, travaille à recréer des conditions propices à sa venue; mais il ne reviendra plus. Le charme est rompu, et si Meynard fascine, c’est parce qu’il a perdu d’avance la guerre des styles, et que son oeuvre est le brasier glacial où crépite l’éloquence de la peinture, tisonné par un geste beaucoup trop lucide pour s’oublier dans la malédiction. Peut-on insuffler la vie à une motte de terre? Peut-on former un être humain à partir d’un cadavre? Quelques-uns essayèrent... C’est en tous cas la quête de quelques peintres dont le seul tort aura été de ne pas nous accompagner, tête baissée, dans la « décrépitude ».

Nicolas Bourriaud - mai 1988

Corps Héroïques I

« Corps Héroïques I » 1986 - Jean-Claude Meynard

Baudelaire was indeed at the heart of the cyclone... Precisely at the intersection between what had to die and what had to be born, between metaphysical passion and the silence of painting, that is to say between Delacroix and Manet, he found himself quartered by this choice, terrified by what was inescapable. « You are the first in the decrepitude of your art », he said to Manet. And this «decrepitude» consisted of a progressive disappearing of image and subject, of eloquence being stifled by the unfurling of so many brush strokes. But it was mostly the bursting forth of a heroic image of the individual being drowned among urban crowds in the streets and squashed into bidimensionality on the canvas... Why did Baudelairian modernism baulk this way when faced with the apocalypse of subjectmatter? Because in France, as far as the abyss is concerned, people prefer to dive in backwards. Because the French love most what is crepuscular, splendidly gamy, and adore the dance of Death when it is disguised in dazzling fireworks... We know now that heroes die when systems collapse, but Baudelaire’s choice is still ours: besides, we have the Delacroix we deserve and a huge helping of Manet !

Corps Héroïques II

« Corps Héroïques II » 1987 - Jean-Claude Meynard

Let us define this concept of pictorial «hero» as a system wich would ally subject and myth, subject and moral value: Delacroix still found it in the confusion of a battle or Boccioni in a machine running at full speed, but today we can only search for it outside ourselves, by a methodical exploration of the space existing between interactive figures - representation by its obverse. In painting, the «hero» has deserted the human world for good. As Henry Miller said, «the monster is now invisible. There are billions of him in a speck of dust». And this desperate attempt to restore its heroic body to pointing is central in Jean-Claude Meynard’s work: methodically, coldly even, he tries to recreate the conditions which might allow it to come back: but it won’t come back. The spell is broken, and if we are fascinated by Meynard, it is because he has from the outset lost the war of the styles, because his work is the freezing fire in which the eloquence of painting crackles, stoked in a way so lucid it could never become maledictory. Is it possible to breathe life into a lump of earth? Is it possible to make a human being out of a corpse? Some have tried... Anyway it is the purpose of some painters whose only fault is not to rush blindly with us into «decrepitude».

Nicolas Bourriaud Traduction C. Thiollier